« Les étudiants ne chahutent plus. En France, ils manifestent. Ailleurs, ils se soulèvent », propos extraits d’un article de l’Express daté du 18 mars 1968, faisant transparaître le sentiment perceptible à Paris mais également dans un certain nombre de grandes villes d’un profond changement, et ce plus d’un mois avant mai 1968. Les évènements qui viennent d’ébranler la France et de provoquer notamment la plus grande grève et fracture interprofessionnelle de l’histoire de France ne sont pas le résultat d’une explosion soudaine et désordonnée de convictions de la part d’une minorité d’étudiants active. La colère montait.
En cette année 2018, à l’occasion de l’organisation de nombreuses manifestations en faveur des 50 ans des événements de Mai 68, il nous semble important d’insister sur le rôle et l’impact de mouvements de fonds, explosant parfois au grand jour, dans des domaines divers et dont les racines remontent aux années 50, avec lesquels le gouvernement français a composé plus ou moins maladroitement, et qui ont contribué à « l’éclatement » de mai.
La faculté de Nanterre, créée en 1964 dans le but notamment de désengorger la faculté des Lettres de l’Université de Paris à la Sorbonne de l’afflux d’étudiants issus du « baby-boom », concentrait comme nous allons le voir beaucoup de ces contradictions et problèmes de la société française. Elle fut le théâtre d’un mouvement étudiant, le Mouvement du 22 mars (1968), qui les cristallisa, les représenta, aussi bien par son existence même que par ses actions et revendications. Les intervenants au colloque « Sur les traces du Mouvement du 22 mars » qui eut lieu les 23 et 24 mars dernier à Nanterre insistèrent sur son importance et son rôle charnière, qui fut comme l’aboutissement d’années de mobilisation.
Qu’est-ce que ce mouvement ?
Ce mouvement étudiant antiautoritaire, et d'inspiration libertaire, fut fondé dans la nuit du vendredi 22 mars 1968 à la faculté de Nanterre. Cependant, comme le confirme Jean-Pierre Duteil, l’un des instigateurs du mouvement et auteur de Nanterre, vers le mouvement du 22 mars, paru en 1988, il ne s’agit pas d’un mouvement corporatiste, il n’est pas réduit à une structure syndicale ou politique mais dépasse ces clivages et porte des revendications qui ne sont pas circonscrites aux campus universitaires. Cela est visible au travers notamment d’un slogan souvent repris et qui figura sur des affiches "De la critique de l'université à la critique de la société". Philippe Artières, historien, professeur à l’EHESS décrit, quant à lui, ce mouvement de mars, dans ses ouvrages « 68, une histoire collective (1962-1981) » (en collaboration avec Michelle Zancarini-Fournel) et «1968, années politiques » parus en 2008 comme un mouvement spontanéiste, émergeant par sa pratique systématique de l'action directe (occupations de bâtiments administratifs, notamment) et se développant grâce à la démocratie directe qui s’illustre par des prises de décisions collectives (votes à l'unanimité) dans le cadre d’assemblées générales (AG) ouvertes à tous. Tout en refusant l'institutionnalisation d’« organisations », le mouvement déclenche un processus d'auto-organisation des étudiants « ici et maintenant » qui s’est de lui-même dissout dès la fin mai, pour ne pas devenir un mouvement classique. Il réunit des membres du Parti socialiste unifié (PSU), des anarchistes, des libertaires, « Enragés de Nanterre » des situationnistes, des trotskistes et des futurs mao-spontex. Il est officiellement interdit par le gouvernement en application du décret du 12 juin 1968 portant dissolution d'organismes et de groupements et ce en même temps qu'onze autres mouvements d'extrême gauche.
Pour bien comprendre ces évènements de mars et mai 1968, il convient de se replonger dans le contexte de l’époque afin d’identifier et d’éclairer les contractions et problèmes nationaux et internationaux soulevés notamment par le Mouvement du 22 mars 1968.
Quelles causes expliquent ce mouvement et traduisent bien le climat de l’époque ?
- Contexte international : opposition à la guerre du Vietnam et à la colonisation (fin de la guerre d’Algérie encore très récente, 1962) ; organisation de la lutte contre le capitalisme ; révoltes et grèves liées aux problèmes de l’éducation (États-Unis, Allemagne, Italie…).
- Contexte du monde ouvrier : hausse des grèves dans les usines.
- Contexte sociétale plus générale des aspirations de la jeunesse : remise en cause de l’ordre moral de l’époque, de l’autoritarisme et du patriarcat ; attente d’une libération sexuelle (lecture de La révolution sexuelle de Wilhelm Reich paru en 1936).
- Problèmes à Nanterre comme le symbole de beaucoup d’autres universités françaises : grèves étudiantes (Nanterre, Caen…), essor des extrêmes au sein des facultés (gauche et droite), nombre croissant d’étudiants dans des structures inadaptées mais très peu d’enfants d’ouvriers, méthodes d’enseignement et de sélection des étudiants contestées, volontés de changement (autonomie et cogestion), débordements liés à l’interdiction de la libre circulation dans les bâtiments universitaires des filles et des garçons (Antony en 1965, Nanterre en 1967-68), affermissement de la politique répressive de l’État y compris dans les facultés.
- Situation intenable propre à Nanterre : campus excentré de Paris,chantiers à l’abandon à même le campus, proximité de bidonvilles, lieux de socialisation presque inexistants (ex.), sentiment d’ostracisation.
Ces malaises sont notamment visibles dans le brûlot De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économiques, politiques, psychologiques, sexuels et notamment intellectuels, et de quelques moyens pour y remédier, imprimé et diffusé dès novembre 1966 par des membres de l’Internationale Situationniste au nom de l’Association Fédérative Générale des Étudiants de Strasbourg.
Vous trouverez une interview du 27 mars 1968 de Robert Merle, romancier et professeur d’anglais à Nanterre, soit seulement quelques jours après le 22 mars qui décrit bien les problèmes et les revendications des étudiants à Nanterre.
> Consulter l'interview de Robert Merle (27 mars 1968 à Nanterre) 1/2
> Consulter l'interview de Robert Merle (27 mars 1968 à Nanterre) 2/2
Si les contestations se sont multipliées à partir de la rentrée 1967 dans le contexte de la mise en place, par le gouvernement, du Plan Fouchet visant à renforcer la sélection à l’entrée à l’université, des événements survenus entre le mois de janvier et celui de mars 1968 expliquent en partie la radicalisation future du Mouvement du 22 mars.
En effet, le 8 janvier 1968, Daniel Cohn-Bendit, alors étudiant en sociologie, interpelle François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, qui inaugure la nouvelle piscine de Nanterre, sur son livre blanc sur la jeunesse. « « Monsieur le ministre, j’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes. » Après quelques répliques assez sèches de part et d’autre, le ministre s’échauffe : « — Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine. — Voilà une réponse digne des Jeunesses hitlérienne ». Cet événement est relaté par Laurent Besse dans son article « Un ministre et les jeunes : François Missoffe, 1966-1968 » dans Histoire@Politique, vol. 4, no. 1, 2008, pp. 11-11. Cette incartade, s’ajoutant à d’autres perturbations en 1967 (occupation de résidences universitaires…) conduisirent le doyen de la faculté des lettres de Nanterre, Pierre Grappin, à menacer Daniel Cohn-Bendit de renvoi de la faculté et d’expulsion du territoire français en raison de sa nationalité allemande.
Le 26 janvier, en réponse à cette menace, un groupe d'étudiants anarchistes organise une manifestation spontanée. Les affrontements sont violents, les étudiants se heurtent aux forces de l'ordre appelées en renfort par le doyen. Les réactions à Nanterre sont partagées quant à ce mode d’expression et les revendications des militants. Si le département de sociologie de Nanterre condamne la menace d’expulsion, les directeurs d’études au contraire condamnent les actes des militants.
Enfin, le 20 mars 1968, lors d'une manifestation organisée par le Comité Vietnam national (CVN) contre l’impérialisme américain au Vietnam (début de l’offensive du Tết), 300 étudiants saccagent le siège de l'American Express, à l'angle de la rue Scribe et de la rue Auber à Paris. Six personnes sont arrêtées par la police dont Xavier Langlade, étudiant en sociologie à Nanterre et membre du service d'ordre de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et Nicolas Boulte, ancien secrétaire général de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et secrétaire du CVN. Quelques jours avant, les façades de la compagnie aérienne TWA et de la Bank of America avaient déjà été dégradées.
Que s’est-il passé ce vendredi 22 mars 1968 ?
Le 22 mars 1968, des militants en majorité anarchistes, membres de la JCR et du PSU, peignent des slogans et s’emparent de l’émetteur de la faculté pour appeler à une assemblée générale.
A 15 heures, une AG étudiante (600 personnes) constitue ce mouvement du 22 mars pour ordonner la libération des militants interpellés et en garde à vue, dont notamment Xavier Langlade, étudiant à Nanterre.
A 21 heures, 150 de ces étudiants, dont Daniel Cohn-Bendit, René Riesel et Daniel Bensaïd, s’introduisent puis occupent le huitième et dernier étage du bâtiment administratif de la faculté, la salle du conseil des professeurs, symbole de l'autorité. Cohn-Bendit, à la tête d'une délégation d'une vingtaine d'étudiants, vient annoncer la nouvelle à la fin d’un concert donné par l'Orchestre de Paris au RDC de la faculté.
Dans la nuit, le texte d'une motion, distribué ensuite sous forme de tract, est voté par 142 étudiants (deux contre et trois abstentions) : le « manifeste des 142 ». Les militants du 20 mars interpellés sont libérés dans la nuit. Une journée de débats, le 29 mars 1968, est prévue pour poursuivre le mouvement.
Vous trouverez une retranscription du texte du manifeste recensant plusieurs des causes qui ont entrainé le mouvement et qui posent question en France.
Une poursuite du mouvement jusqu’à l’explosion de mai
Le 28 mars, en riposte à cette initiative, le doyen Grappin suspend tous les cours pour deux jours, mais sans parvenir à empêcher l'organisation de plusieurs journées de débats parmi les étudiants.
En effet, le 29 mars, comme prévu dans le manifeste et pour contrer la suspension, une « journée pelouse » rassemble 500 étudiants.
Et le 2 avril, Rudi Dutschke, de l'Union socialiste allemande des étudiants, participe à une journée d’action qui mobilise 1200 étudiants au son des « Che Che Guevara, HO HO HO Chi Minh ».
Les cours à Nanterre ne reprendront qu’après huit jours de grève totale.
La suspension des cours par le doyen a contribué à focaliser l’attention de la presse et donc des autres facultés mais aussi du monde du travail sur ces évènements et propagé ainsi les idées véhiculées par le Mouvement du 22 mars. Le Recteur Jean Roche est contraint notamment d’interdire des meetings prévus à la Sorbonne au cours du mois d’avril. Parallèlement, les étudiants de Toulouse font écho au mouvement nanterrois, le mouvement de protestation du 25 avril. Si cela montre que ce mouvement ne reste pas qu'un « parisianisme » et s'étend à l'ensemble de la France, il ne faut cependant pas conclure qu’il rassemble tous les étudiants. Beaucoup sont indifférents ou opposés comme l’illustre cette lettre ouverte au Recteur émanant des étudiants en Droit et Sciences Économiques de Nanterre.
Cependant, la gronde explosera violement début mai, entrainant la fermeture le 2 mai de la faculté de Nanterre et le 4 mai de la Sorbonne.
La création du mouvement du 22 mars dans la salle du conseil des professeurs à la faculté de Nanterre
Photo Gérard Aimé. Gamma-Rapho - Getty
Mise à jour : décembre 2021