Monsieur le Recteur de l´Académie de Paris, Monsieur Christophe Kerrero,
Monsieur Lazare Paupert, délégué académique pour les relations européennes et internationales de l'Académie de Paris,
Mesdames, messieurs les professeurs et représentants de l´ Académie de Paris et du Ministère de l´Éducation Nationale,
Mesdames et Messieurs,
C´est avec une grande émotion que je me présente devant vous dans cette salle majestueuse au sein de l´Université de la Sorbonne.
J´en suis d´autant plus ému qu'aujourd’hui, en République tchèque c´est un jour férié où nous nous rappelons le jour de la mort sur le bûcher à Constance de Jean Hus, le 6 juillet 1415. Jean Hus, réformateur, esprit de la Bohème. Mais nous y reviendrons si vous le permettez, un peu plus tard.
Revenons tout d´abord à aujourd’hui. Depuis le 1er juillet la République tchèque préside le Conseil de l´Union Européenne. Nous reprenons le flambeau derrière la Présidence française dont les succès sont patents. Nous reprenons le flambeau à un moment difficile pour l´Europe. Il y a en Europe la guerre. Il y a une guerre en Ukraine. La Russie attaque l´Europe. Le monde ne sera plus pareil.
La présidence tchèque du Conseil de l´Europe sera assujettie à cette terrible crise. Pleinement engagés derrière le peuple ukrainien, nous allons œuvrer pour que l´Union Européenne reste unie devant la terreur russe. Nous allons, dans nos priorités que nous avancerons aux 26 pays de l´Union européenne, tout faire pour continuer d´avancer dans l´aide à l´Ukraine.
Gérer la crise des réfugiés et réfléchir à la reconstruction de l´Ukraine dès maintenant.
Au sein de l´UE, il nous faut ensemble trouver un accord sur les répartitions des ressources financières pour aider les pays les plus touchés par l´afflux des réfugiés. La République tchèque en a déjà maintenant accueilli plus de 370 000. Plus d´un tiers a trouvé du travail, tous les enfants sont scolarisés.
Il faut donner la priorité aux plus vulnérables et ce sur un principe de solidarité et d´efficacité. Dès maintenant il faut se poser la question de l´après-guerre, il y a ici un pays qui sera à reconstruire et il faut que l´on sache comment et suivant quelles règles.
Nous allons avec nos partenaires chercher des solutions à la sécurité énergétique, comment réduire la dépendance européenne vis-à-vis de la Russie. Beaucoup de choses se mettent déjà en route car il est nécessaire de ne plus être tributaire des pays qui menacent la sécurité de l´UE.
Cela passe aussi, et nous ne l´oublions en aucun cas, par la transition vers les énergies renouvelables et la décarbonation.
La crise a déjà et aura encore des retombés économiques et sociales. L´UE doit se donner des instruments pour réduire l´impact sur les prix de l´énergie.
La crise ukrainienne et l´attaque honteuse, irresponsable et contre toutes règles et lois a créé un élan formidable de solidarité et d´unité européenne. Cet état des choses a aussi pointé du doigt la nécessité d´un développement des systèmes militaires stratégiques et l´augmentation des capacités militaires de l´UE en partenariat avec l´Otan.
Des achats communs et une meilleure répartition de la défense seront étudiés pendant notre présidence. Tout ceci ne va pas sans la mise en place d´une meilleure transition numérique axée sur le cyberespace. Le logo de notre présidence est formé d´aiguilles d´un compas. Nous souhaiterions lors de notre présidence mettre en œuvre la Boussole stratégique et traiter les sujets tel que les menaces hybrides, la désinformation et la cybersécurité.
La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine est une guerre à l´Europe mais aussi une guerre qui touche le monde entier. Nous devons chercher des solutions communes pour assurer les chaînes d´approvisionnement et sécuriser la distribution des produits alimentaires de base.
Cela passe aussi et avant tout par un marché intérieur viable et se développant en Europe mais aussi travailler avec des partenaires fiables, investir dans les pays démocratiques, être fort là où nous sommes forts pour réduire nos dépendances économiques à l´égard des régimes hostiles.
C´est notre compétitivité technologique, basée sur notre capacité de production interne renforcée qui est et sera à la base de la puissance européenne. En dernier lieu, mais j´aurais pu en parler dès le début de ma présentation, se trouve notre attachement à la résilience des institutions démocratiques.
Au sein du Conseil de l´UE nous nous attacherons à promouvoir l´approfondissement et la pérennité des valeurs de la démocratie et de l´Etat de droit.
Voici donc, dans les grands traits, les bases de ce que nous proposons de traiter, tenter de coordonner et modérer lors de notre Présidence du Conseil de l´UE.
Monsieur Paupert, lors de la préparation de notre rencontre ici en Sorbonne, m´a suggéré de mentionner deux grands noms de l´histoire tchèque. Il avait raison. Revenir à l´histoire est à la base de toute réflexion, qu´elle soit politique ou en ce moment militaire. Mentionner, comme je vous en ai déjà parlé Jan Hus est évident, c´est aujourd’hui en plus que nous célébrons sa mort.
Cela dit : Attention aux anachronismes! Attention à ce danger qui guette tous ceux qui se mettent à parler des événements historiques et en même temps oublient que les structures mentales des acteurs de ces événements étaient parfois très différentes de celles que l´on décèle chez les hommes d´aujourd’hui!
Voici l´avertissement de mon frère Petr – d´ailleurs titulaire d´un DEA de philo de l´établissement ou nous nous trouvons et docteur en histoire de l´Institut universitaire européen de Florence, première université transnationale fondée par la Communauté européenne dans les années 70 du siècle passé.
Attention aux anachronismes, disait-il, lorsque je lui ai annoncé mon intention de parler de Hus et de Georges de Poděbrady dont je veux aussi vous dire quelques mots, surtout devant cette éminente institution savante qu´est la Sorbonne et cela depuis des siècles. Soyons attentifs, donc.
Mais comment être attentifs alors que nous constatons chez les hommes et les femmes du passé des élans qui nous rappellent curieusement et à s´y tromper les nôtres, et qui nous donnent l´impression que ce qui animait nos ancêtres, c´étaient les mêmes espoirs que ceux qui nous habitent encore aujourd´hui. Que leur combat, c´était le nôtre.
L´histoire ainsi perçue n´est donc pas discontinue, elle est un récit qui se poursuit. C´est conscient de cette continuité que Victor Hugo rend dans un de ses poèmes (dans Pitié suprême) hommage à Jan Hus car, pour lui, il ne s´agit pas seulement de rappeler l´ homme qui s´est dressé d´une façon très méritoire contre l´Église de son temps mais aussi de saluer quelqu´un qui le seconde, lui Victor Hugo, dans sa lutte contre l´obscurantisme en général.
On n´a pas à aller loin: en relisant attentivement les Misérables, on constate que Marius montait sur les barricades après avoir réfléchi au combat de Jan Hus. Les combats du passé donnent de la force à nos combats d´aujourd’hui.
Également conscient de cela, Tomáš Garrigue Masaryk, le premier président tchécoslovaque ne craint apparemment pas non plus les anachronismes et fait de la révolte tchèque contre l´Empire des Habsbourg une continuation de la révolte de Jan Hus contre une Église corrompue qui s´éloigne de sa mission originelle et ne sert que les besoins temporels de ses prélats.
La purification de la foi, le désir de l´extirper du monopole de l´Église et de la rendre au peuple chrétien entier à qui elle appartient au 15eme siècle, se confond, dès le 19eme siècle, dans l´esprit des patriotes tchèques, avec le désir de remplacer une monarchie fondée sur un prétendu droit divin par un Etat démocratique.
Les nationalismes – dans le sens le plus noble de ce terme, car ici, à l´époque de Masaryk, il s´agissait de l´émancipation d´une nation de la domination d´une autre nation – font – comme nous le savons – feu de tout bois. (Encore qu´ici, parlant de Hus, l´expression n´est peut-être pas la mieux choisie).
Il faudrait sans doute être spécialiste de la théologie médiévale pour comprendre pourquoi ce fut surtout la Sorbonne, le lieu où nous nous trouvons, qui s´opposa par la voix de ses fameux représentants, chanceliers Pierre d´Ailly et Jean Gerson (dont la galerie se trouve à quelques pas d´ici), à l´enseignement de Hus.
L´explication la plus proche de l´entendement populaire des non spécialistes dont je suis, c´est que le fondamentalisme religieux de Hus n´était pas du goût de ces Sorbonnards savants, principaux théologiens de leur temps, également par ailleurs principaux idéologues du concile de Constance qui condamna Jan Hus au bucher.
L´objectif majeur de ces prélats était l´émancipation intellectuelle de l ´Université de l´emprise directe de l´Eglise, la liberté universitaire en quelque sorte: un combat très moderniste, vu l´époque, mais d´une tout autre nature que le combat de Hus.
Et encore, parce que nous sommes ici, „en“ Sorbonne (comme on disait autrefois), il conviendrait encore sans doute de mentionner Jérôme de Prague qui fit ses études ici au début du 15e siècle. Fidèle partisan de Hus, esprit brillant et curieux, Jérôme parcourait l´Europe de long en large. Intrigué par l´existence de chrétiens ne dépendant pas de Rome, il pousse un de ses voyages jusqu´à ces Slaves orientaux orthodoxes que nous sommes sur le point d´accueillir dans notre Union: idée prémonitoire de l´unité européenne?
Jérôme, comme son maitre Hus, sera brûlé vif a Constance en 1416: „ un homme exceptionnel“, dira Poggio Bracciolini, grand humaniste italien, qui assista à son supplice.
Au moment où la République tchèque se saisit de la présidence du Conseil de l´Union européenne, je suis moi-même, je l´avoue, stupéfait par la centralité de ce pays que l´on reléguait encore récemment dans une „Europe de l´Est“ marécageuse et surtout très éloignée de ce que l´on pourrait appeler l´esprit ou le cœur de l´Europe.
Cette centralité n´est pas que géographique, elle spirituelle dans le plein sens de ce mot. C´est là que l´ on vit s´allumer au niveau d´un pays entier les premières lueurs de cet événement majeur de l´histoire universelle qu´était la Réforme.
C´est aussi ici – et là, je passe au troisième thème de mon exposé – que l´on vit s´éclore quelques idées modernes concernant le gouvernement de l´Etat ainsi que la façon dont les Etats devraient communiquer et coopérer entre eux.
Georges de Poděbrady, roi de Bohème qui régnait de 1458 à 1471, c´est-à-dire une vingtaine d´années après l´écrasement de l´aile radicale du soulèvement des partisans de Hus, est improprement appelé „roi hussite“. Lui-même utraquiste, c´est-à-dire comme les Hussites communiant sous les deux espèces du pain et du vin, il se considérait comme le roi „du peuple double“.
Il voulait que dans son royaume les catholiques coexistent en paix avec ceux de sa confession: Une idée neuve en Europe, presqu´un siècle et demi avant l´Edit de Nantes! L´essentiel était que les chrétiens s´unissent, non seulement dans son pays mais dans l´Europe entière car le danger qui guettait c´était le Turc, c´est-à-dire le représentant d´une religion tout autre.
Il serait cette fois-ci parfaitement anachronique de reprocher à Georges de considérer que les valeurs qu´il s´agissait selon lui de défendre, se confondaient avec la façon dont elles se sont exprimées dans le cadre de la religion chrétienne. Les hommes de son temps ne pouvaient pas penser autrement, les spécialistes vous le confirmeront.
Avec son conseiller politico-diplomatique, le Grenoblois Antonio Marini, Georges élabore un Mémorandum puis un „Accord pour l´instauration de la paix dans l´ensemble de la Chrétienté“. Cet accord multilatéral – chose à l´époque tout à fait inhabituelle – est simplement stupéfiant. Que propose Georges aux souverains européens? En parcourant les 23 articles de l´Accord nous y retrouvons:
- une Assemblée générale réunissant les représentants des pays européens
- un Conseil des souverains
- Un Tribunal international
- Une Caisse européenne commune
- Une Monnaie commune
- Un Droit unifié pour tous les membres de l´organisation
- Un Emblème commun
En plongeant dans le détail, nous retrouvons les mécanismes assurant le fonctionnement du système qui ne sont pas sans nous rappeler les mécanismes grâce auxquels fonctionne l'actuelle Union européenne.
En dehors de l´Assemblée (Collegium) avec en tête le Conseil dont on assure la rotation, tous les 5 ans, à commencer par Bale, on y propose tout un système très élaboré de contribution à la caisse commune, un mécanisme pour régler les mésententes entre membres, pour coordonner l´effort de guerre (avec entre autres une flotte commune), jusqu´à la façon de régler le processus de l´élargissement aux nouveaux membres.
Une monnaie unique est indispensable car il est difficile d´imaginer une armée commune ou les soldats seraient payés en différentes monnaies.
Plusieurs délégations successives se chargent de proposer l´Accord aux souverains d´Europe. Après une réception par le roi de Pologne, des tractations complexes avec le roi de Hongrie et avec la Sérénissime Venise, une première délégation, conduite par Kostka de Postupice, visite le Margraviat du Brandebourg, la Saxe, la Bourgogne et, pour la première fois, le Royaume de France.
Une deuxième délégation, destinée à faire avancer les choses là où la précédente délégation n´était pas assez efficace, conduite cette fois-ci par Lev de Rožmitál, quitte Prague en novembre 1465. Grâce aux carnets de voyage d´un de ses membres, Václav Šašek de Biřkov, nous en connaissons l´itinéraire exact et toute une foule de détails décrivant un périple rempli d´événements dignes d´un roman d´aventure. Voici, du moins, un rapide aperçu d´éminents personnages rencontrés:
- Frédéric Victorieux, comte palatin à Heidelberg
- duc de Bourgogne à Bruxelles
- Edouard IV, roi d´Angleterre au Westminster
- François, duc de Bretagne, à Nantes
- roi de Sicile à Saumur
- Louis XI, roi de France, a Meng
- Henri IV, roi d´Espagne, a Ségovie
- Alphonse V, roi du Portugal, a Evora
Pour ce qui concerne le résultat de ce tour d´Europe et de têtes couronnées, il faut avouer qu´il est plutôt mitigé. La délégation est partout reçue avec beaucoup d´égards mais pas partout avec le même enthousiasme pour le projet présenté. Nous n´allons pas entrer dans le détail des différentes raisons de ce manque d´intérêt pour le projet du roi de Bohème.
On soupçonne surtout la Curie romaine dont le rôle n’était dans le projet que secondaire de faire son possible pour le saboter. On raconte que le roi de Hongrie, Mathias Corvin a été même soudoyé grâce aux subsides du pape.
Le roi de France Louis XI qui devait pourtant jouer un rôle capital dans le Conseil, se satisfait d´un traité d´amitié entre la France et la Bohème sur une base que l´on appellerait aujourd’hui bilatérale. Au moins cela! Peut-être il n´a pas oublié sa jeunesse où il avait rejoint la „Praguerie“, cette révolte de la haute noblesse française en 1440, appelée ainsi par allusion aux événements de Prague.
Ce relatif insuccès de la mission du roi de Bohème ne doit pas me remplir, moi, diplomate tchèque, de l´espoir quant à la capacité de la diplomatie tchèque de réussir. Mais : Insuccès?! Mais voici que nous en parlons encore aujourd’hui !
Grace à Georges je vois à quel point mon pays est fidèle à l´idée de l´unité européenne et, à la fois, à quel point il possède la capacité d´anticiper les modalités de nos relations entre Européens. Un tel passé est sans doute un bon point de départ pour l´avenir, à commencer par la présidence tchèque qui commence ces jours-ci.
Vous connaissez d´autres noms d´européens d´origine tchèque qui ne font que leur entrée dans l´histoire et qui me viennent à l´esprit. Celui de Milan Kundera qui il y à peine 40 ans dénonçait l´attitude d´abandon du centre de l´Europe par les puissances occidentales dans son ouvrage « L´occident kidnappé ». Son livre est à relire aujourd’hui quand la Russie tente de s´approprier Ukraine européenne.
Un autre nom encore, pour terminer. La présidence tchèque du Conseil de l´Union européenne s´est doté d´un slogan : L´Europe comme mission. Ce motto de notre présidence a été prononcé dans le discours de remerciements à Aix la Chapelle en 1996, alors qu´il recevait le Prix Charlemagne, par notre président de l´époque Václav Havel.
Dans ce discours Václav Havel s´appuyait sur la célèbre pensée du philosophe Hegel qui disait « C´est au crépuscule que l´oiseau de Minerve prend son envol », voulant ainsi pointer du doigt que ce n´est que quand les événements sont passés, seulement à ce moment-là, que la connaissance historique peut mesurer leur profondeur. Havel ajoutait, et ceci résonne avec notre connaissance historique d´aujourd´hui : repenser, reconstruire, renforcer l´Europe. C´est notre mission.
Je vous remercie.
Michal Fleischmann, Ambassadeur de la République tchèque en France
Juillet 2022
Mise à jour : juillet 2022