Monsieur le Recteur, cher Christophe Kerrero,
Madame la Rectrice, chère Bénédicte Durand,
Monsieur le Président et Mme la directrice de la Cité internationale universitaire de Paris, chers Jean-Marc Sauvé et Laurence Marion,
Mesdames et Messieurs les professeurs, européens et français,
Mesdames, Messieurs, chers amis,
C’est un grand jour que celui qui réunit, en Sorbonne, le Chancelier des Universités et le Chancelier de l’Institut. Ici, nous sommes chez Richelieu, qui devint recteur de la Sorbonne il y a tout juste 400 ans, en 1622, bien avant de fonder l’Académie française. À l’Institut, nous sommes chez Mazarin. Le cardinal voulut, lui aussi, comme Richelieu son modèle, que sa mémoire fût perpétuée dans un Collège, avec une chapelle, une coupole et un tombeau sculpté – comme dans la Sorbonne bâtie par Lemercier. Giulio Mazarini fonda donc le « Collège des Quatre Nations », où siègent aujourd’hui les cinq académies de l’Institut de France.
Car, par un étrange retournement de l’histoire, que l’esprit pourtant fécond de Mazarin n’aurait jamais pu imaginer, l’Académie fondée par Richelieu est venue le rejoindre, lui, Mazarin, sur les bords de Seine, en compagnie des autres académies. Ainsi, puisque la mémoire d’Armand de Richelieu a fini par s’installer chez Giulio Mazarini, il n’est pas insensé que Giulio vienne rendre visite à Armand de temps en temps...
Je vous remercie donc vivement, Monsieur le Recteur chancelier des Universités, d’avoir ainsi réuni, cet après-midi, les deux cardinaux du Quartier Latin. - Ce quartier entre les rives de la Seine et les pentes de la Montagne-Sainte-Geneviève, qui est depuis toujours celui de l’université à Paris.
Sans vouloir abuser des références historiques et géographiques, comment oublier que ce lieu fut lui aussi, d’une certaine façon, au Moyen Âge, un « collège des quatre nations » : en effet, l’université de Paris fut d’emblée l’union de maîtres et d’élèves de quatre nations : française, picarde, normande et anglaise. Qualifier le Quartier de Latin ne dit pas seulement la langue que les étudiants et leurs maîtres parlaient entre eux. Un Quartier Latin, est, par définition, un quartier Européen. Un quartier dont la vocation dépasse la seule nation française, car les savoirs ne sont pas strictement nationaux, ils dépassent les frontières : ils sont par nature européens. Les institutions qui se vouent à leur étude, à leur illustration et à leur rayonnement sont, elles aussi, des institutions européennes bien plus que nationales.
Non loin de cette salle où nous sommes en ce moment, se trouve le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. Dans la gigantesque fresque de Puvis de Chavannes, convergent et conversent les allégories des lettres, des sciences et des arts, sous les verts feuillages et les accortes branches du Bois sacré. Aurait-on l’idée saugrenue de demander leur passeport à ces allégories, pour vérifier leur nationalité ? Ou même s’assurer qu’elles sont françaises de souche ? Les lettres, les sciences et les arts ne sont ni français, ni anglais, ni italiens, ni allemands, ni tchèques, ils sont tout cela à la fois, et même bien davantage, car ils sont européens, comme les allégories du Bois sacré de Puvis sont des Européennes.
Se demander si l’Europe est née des Universités ou les Universités nées de l’Europe, c’est relancer le vain questionnement de la poule et de l’œuf. Les universités sont par nature européennes et l’Europe est indissociable de la vie de l’esprit.
Lorsqu’en 1989, l’Europe a commencé à envisager la construction d’un espace universitaire européen renforcé, elle l’a fait à Bologne, à l’occasion des 900 ans de la fondation de l’Université de cette ville.
Le président François Mitterrand se rendit à Bologne et y prononça un discours de haut vol, le 5 octobre 1989. Pour tracer des lignes vers l’avenir, il invitait à se rappeler l’histoire, à puiser aux sources de l’Europe des universités.
Je cite quelques phrases de ce discours qui n’a guère vieilli :
« Comment, en cet instant, ne songerais-je pas à l’époque où l’université, c’étaient quelques écoles se bornant à dispenser des rudiments de droit et d’arts libéraux ? Ici, une salle de fortune, là, le domicile d’un professeur, ailleurs une meule de foin. Mais très vite les étudiants sont venus de partout : Lombards, Catalans, Allemands, Provençaux, Romains, Hongrois, Bourguignons, Polonais, Anglais, Poitevins, Toscans, Tourangeaux, j’en passe. Ils formeront ces universités dont dérive la vôtre. »
Et Mitterrand d’insister sur l’une des priorités majeures de ces universités médiévales du XIIe ou XIIIe siècle : il s’agissait, dans un monde instable, divisé, belliqueux, de rénover la science juridique en la puisant dans une étude systématique du droit romain, afin de constituer un corpus juris cohérent de textes fondamentaux. Bref, le but était de faire émerger une nouvelle idée de la légalité, de satisfaire le désir d’une cité fondée sur des lois reconnues par tous. Dans ces universités, a resurgi la vieille idée romaine qui allait devenir une aspiration essentielle du monde moderne : la constitution d’un droit universel.
Or, cette aspiration ne pouvait se satisfaire qu’en puisant ce droit dans une source commune, le droit romain. Et elle ne pouvait se concrétiser sans des juristes bien formés, ayant étudié des méthodes communes et partagé un savoir commun. En somme, la nouvelle Europe du temps aspirait à plus de paix et d’unité, et ce désir passait par l’Université, par le savoir construit ensemble, et par les échanges personnels.
Il fallait que les étudiants et les maîtres circulent d’un pays à l’autre, d’une université à l’autre. Point d’Europe sans ce que nous appelons, dans notre jargon, la « mobilité étudiante » et la « mobilité des enseignants-chercheurs »… On dit aussi « mobilité entrante » quand les universités accueillent, « mobilité sortante » quand leurs étudiants ou leurs professeurs vont séjourner dans d’autres institutions. Autant de notions qui remontent presque à la nuit des temps…
À la fin du XIIIe siècle, alors que les universités se multipliaient à travers l’Orbis christianorum, les titulaires de la licence étaient autorisés à enseigner dans toute la latinité : encore une notion très contemporaine et une réalité d’avenir, celle d’un système européen d’enseignement supérieur, où les professeurs circulent sans cesse et conversent de plain-pied, à égalité, dans un espace d’échanges ouverts et fertiles.
Mitterrand concluait ainsi ce rappel historique :
« La force n’était pas balayée par le droit, nul ne se fera cette illusion, mais les pouvoirs concurrents en appelaient à leurs juristes. Si ce n’est pas toujours une garantie, loin de là, la force qui en appelle au droit commence sans le vouloir à changer de nature. En tout cas, une vision du monde s’ébauchait. »
Comment ne pas voir l’extraordinaire actualité de ces remarques ! Elles datent de l’automne 1989, lorsque l’Europe venait à bout du Rideau de fer, sans savoir ce qui l’attendait. Aujourd’hui, l’Europe fait front – en tout cas jusqu’à présent – en face d’un régime sans foi ni loi, qui piétine les frontières reconnues et méprise le droit des nations, dans un violence belliqueuse et tueuse qui nous ramène des siècles en arrière, bien avant que les universitaires du Moyen Âge ne commencent leur longue et persévérante marche vers un droit reconnu par les nations, au-delà de leurs intérêts brutaux et de leurs tentations barbares.
L’histoire des universités européennes et l’histoire de l’Europe en général ne sont pas rectilignes. Cette histoire croisée n’a pas toujours été lumineuse ; elle a connu des éclipses. Et si l’on veut suivre leur fil, ou plutôt les fils de leur histoire, il faut reconstituer un subtil maillage rempli de détours et coloré de nuances parfois très prononcées.
À la fin du Moyen Âge, les universités étaient enfermées dans une forme de routine, elles avaient surtout perdu de leur autonomie, avec la montée en puissance des États. Et c’est souvent en dehors des universités, voire contre elles, qu’est née ce qu’il est d’usage d’appeler la « République des Lettres ». C’était une manière, pour les activités de l’esprit, de retrouver une partie de l’autonomie perdue.
Là, vous m’en excuserez, mesdames et messieurs : je vais prêcher pour ma chapelle, ou plutôt pour ma coupole, car la République des Lettres qui se forme à la Renaissance, c’est aussi largement l’histoire des académies.
Le grand historien de cette Respublica literaria fut le regretté Marc Fumaroli – qui fut à la fois un grand universitaire et un grand académicien, je m’empresse de le préciser. Il a consacré une grande partie de sa vie de chercheur et d’auteur à mettre en lumière ces réseaux de lettrés, d’artistes, de savants, mais aussi de diplomates, d’hommes d’État, d’homme d’Église évidemment, qui se réunissaient ou correspondaient entre eux à travers l’Europe, à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance.
Ils trouvaient dans ces réseaux européens – la République des Lettres au sens précis – un antidote aux poisons qui rongeaient l’Europe du temps : les oppositions doctrinales et religieuses. Ils y trouvaient un espace plus libre de penser par soi-même que les institutions trop dépendantes de l’Église ou des Princes. De cet esprit sont issues nombre d’Académies, qui recrutèrent sans doute parmi les universitaires, mais largement au-delà de ce seul vivier, et perpétuèrent un esprit européen de circulation des idées et de création plus libre. Cet esprit, qui relançait l’idée première des universités médiévales, mais en l’adaptant à un monde profondément divisé, a permis – en partie au moins – la renaissance d’une Europe intellectuelle dépassant l’opposition entre protestants et catholiques.
Toujours cette quête d’unité… et toujours par les choses de l’esprit. La leçon n’a pas non plus vieilli.
Dans l’Europe d’Ancien Régime, antérieure aux nationalismes, il existait donc une République des lettres, que Marc Fumaroli appelait « une académie européenne siégeant en permanence ». Elle renouait avec le sens étymologique d’université : un foyer universaliste où rien d’humain n’est étranger, où chacun est entendu sur un pied d’égalité, au nom de l’universalité de l’humanisme. Elle était donc, par nature, transnationale, vouée tout entière aux relations entre lettrés, savants, artistes de divers pays.
Voltaire lui-même en a donné l’une des plus belles définitions :
« On a vu une république littéraire insensiblement établie dans l’Europe malgré les guerres et malgré les religions différentes. Les véritables savants de chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des esprits répandue partout et partout indépendance. »
Ce n’est pas pour rien que le Siècle des Lumières fut parfois appelé « le siècle des académies ». Des académies, et non des universités, mais on comprendra que cela allait bientôt revenir au même...
À tel point que la Première République française, après avoir supprimé les académies d’Ancien Régime, les recréa plus ou moins sous la forme de classes de l’Institut national, en 1795. C’était – et c’est toujours – une structure d’esprit encyclopédique (toutes les sciences et tous les savoirs y étaient réunis) et autonome par rapport au pouvoir politique (les membres sont cooptés et élus à vie dans des structures publiques mais non gouvernementales). Cette Première République voulut couronner l’esprit académique au moment-même où s’amorçait une plus grande prise de contrôle par l’État de la sphère universitaire. Dans l’esprit des conventionnels, il y avait donc complémentarité entre université et académie.
Mais la République des Lettres ne survécut pas vraiment aux guerres de la Révolution et de l’Empire qui divisèrent durablement et profondément l’Europe.
S’ouvrait le siècle des nations, puis des nationalismes, ce qui n’est pas la même chose, et la dimension européenne de l’esprit universitaire devait connaître à la fin du siècle une longue et dramatique éclipse.
J’en donnerai une simple illustration.
Dans les années 1860, avant l’unification allemande sous la férule prussienne, un jeune historien, normalien et agrégé, Gabriel Monod – le futur et bientôt célèbre fondateur de la Revue historique – prend conseil auprès d’une autorité de l’époque, Hippolyte Taine : que doit-il faire pour lancer sa carrière d’historien et pour éviter d’aller enseigner dans un lycée... Taine répond sans hésiter : « mon jeune ami, allez en Allemagne » !
Le jeune historien se résout à suivre le conseil donné par Taine. À Berlin, il suit des cours d’histoire, de diplomatie et de philosophie. Puis à Göttingen, il prend part au séminaire du grand médiéviste allemand Georg Waitz, une sommité européenne de l’époque. Rencontre décisive.
« Quand on voulait s’occuper du Moyen Âge, dira-t-il plus tard, il fallait aller à Goettingue recevoir le baptême scientifique. […] On sortait de ces leçons non seulement plus instruit, non seulement avec les idées plus claires et l’esprit mieux ordonné, mais avec plus d’amour et de respect pour la vérité et la science, avec la conscience du prix qu’elles coûtent et la résolution de travailler pour elles. »
À son retour, Monod se rapproche du ministre de l’époque, Victor Duruy, un ministre visionnaire qu’il faut encore réévaluer à sa juste valeur. Et Duruy, entouré d’esprit novateurs marqués par le modèle allemand du « séminaire », invente en 1868 l’École Pratique des Hautes Études. Il l’installe au cœur de la Sorbonne, pour renouveler de l’intérieur une université sclérosée et endormie dans une sorte de facilité intellectuelle.
C’était l’époque où l’on disait : « c’est l’université de Berlin qui a vaincu à Sadowa », victoire de la Prusse sur l’Autriche, en 1866. Mais bientôt, quatre ans après, on devait aussi le dire à propos de Sedan. Car 1870 est arrivé, avec la défaite, l’humiliation de la France, la perte de l’Alsace-Lorraine que les intellectuels allemands s’empressent de justifier par l’identité germanique de la province. Et la France s’interroge sur ce qu’elle doit réformer chez elle. Tout cela a été magnifiquement étudié jadis par Claude Digeon (1920-2008) dans sa thèse La crise allemande de la pensée française, 1870-1914.
Vingt ans plus tard, devenu à son tour un maître, Gabriel Monod décide d’envoyer en Allemagne l’un de ses jeunes disciples, un nommé Abel Lefranc, qui devait plus tard se faire connaître comme le grand spécialiste de Rabelais. Le jeune Lefranc obéit au maître, passe plusieurs mois dans des universités allemandes, et revient dépité, effaré, consterné par ce qu’il a vu.
Son rapport est très intéressant, en ce qu’il illustre parfaitement l’esprit de cette nouvelle génération succédant à celle de Monod, et dont le regard sur l’enseignement universitaire allemand est beaucoup plus sévère.
Ce que le jeune chartiste français critique surtout, c’est l’esprit général et le comportement, tant des étudiants que des professeurs qui
« considèrent leur mission comme autant patriotique que scientifique. Cette dernière tendance, qui se manifeste en ce qui nous concerne par un gallophobisme [sic] assez apparent, les rend très chers aux étudiants ».
On rencontre encore des exceptions, des « savants allemands d’autrefois ». Mais la majorité d’entre eux s’est éloignée de ce modèle révolu :
« Leur ardent patriotisme leur enlève le sens des nuances et les porte à un certain engouement d’eux-mêmes, qui ressemble fort à l’infatuation ».
Les cours magistraux, surtout, font l’objet d’une vigoureuse critique : superficiels, triviaux, dépourvus de nuance, avec force plaisanteries lourdes, toujours hostiles à la France et à la civilisation latine, ces cours suscitent l’enthousiasme bruyant et les applaudissements, mais ils affaiblissent la méthode scientifique en imposant un embrigadement quasi militaire, d’un nationalisme quasi religieux.
« Et quand on songe, conclut-il, qu’il en est ainsi du haut en bas de l’échelle, depuis l’école primaire et ses manuels jusqu’au plus haut enseignement, on se demande ce qui sortira d’un pareil mouvement. »
Ce que j’ai voulu montrer à travers cet exemple, est que le terrain gagné au début du XIXe siècle, lorsque les progrès des universités allemandes étaient admirés et imités à travers l’Europe, sans que cela irrite un quelconque patriotisme, même en France, a été perdu après 1870 de façon spectaculaire.
La cause en est le nationalisme.
Et le sujet n’est pas seulement historique, nous ne le savons que trop dans le monde d’aujourd’hui, où le nationalisme revient en force partout, ce qui légitime d’autant plus nos échanges en faveur d’une européanisation universitaire, garde-fou du patriotisme doctrinaire.
Si, à l’époque de la Renaissance et de l’Europe d’Ancien Régime, les académies et la République des Lettres avait pu faire contrepoids à un relatif affaiblissement de l’élan universitaire, il n’en a pas été de même à l’ère des nationalismes. L’Institut de France était doté, comme il l’est toujours, d’un réseau international de correspondants et de membres associés étrangers, mais à cette époque de tensions extrêmes, il faut bien reconnaître qu’il ne l’a guère utilisé, sauf pour consolider les alliances politiques de la France en Europe et dans le monde... L’esprit de la République des Lettres s’était largement évaporé.
Au XXe siècle, l’Europe des universités a souffert d’abord du nationalisme issu de la période précédente, et bien sûr de la crise des démocraties libérales, mais aussi des oppositions idéologiques virulentes que nous avons connues.
Fallait-il être marxiste ou libéral ? Avait-on même le choix ?
Fallait-il apprendre Lénine par cœur ou redécouvrir Tocqueville ?
Fallait-il choisir Sartre ou Aron ?
Mais l’avantage de ces clivages idéologiques est qu’ils étaient, malgré tout, européens. Là où le nationalisme imposait des frontières issues de la politique et des guerres, dans une Europe universitaire qui les avaient longtemps relativisées, les clivages idéologiques du XXe siècle recréaient un espace de conflit, une vie intellectuelle fortement dialectique, qui, à tout prendre, transcendaient les frontières.
Même de cette façon, dans l’après Seconde Guerre mondiale tout au moins, et dans l’Europe de l’Ouest, évidemment, pouvait renaître une forme d’Europe des universités.
Mais les plus grands progrès appartiennent aux générations les plus récentes, et coïncident avec la fin du Rideau de fer et l’élargissement de l’Union européenne à l’ensemble du continent – là où la démocratie libérale existe plus ou moins.
Les étapes en sont connues, les réalisations aussi, je n’ai pas à les rappeler devant un aréopage de spécialistes. La convention de Lisbonne en 1997 ; la déclaration de la Sorbonne en 1998 ; la conférence de Bologne en 1999 ; la conférence de Prague en 2001 ; la conférence de Berlin en 2003 ; la mise en place, en mars 2010, d’un espace européen de l’enseignement supérieur, par la déclaration de la conférence ministérielle de Budapest-Vienne ; les actions Marie Skłodowska-Curie qui soutiennent la mobilité et la formation des chercheurs ; la « nouvelle stratégie de l’UE en faveur de l’enseignement supérieur», proposée par la Commission en 2017, etc.
Ces strates successives ont nourri le projet ambitieux d’un enseignement supérieur européen, facilité les rapprochements entre les institutions universitaires et, surtout, rendu possibles des échanges personnels entre les étudiants, grâce en particulier aux programmes Erasmus – si bien nommés. En septembre 2020, la Commission a dressé les contours de cet «espace européen de l’éducation» , susceptible de développer un sentiment d’appartenance à l’Union européenne, grâce notamment à la constitution de réseaux d’universités européennes dotés d’un statut légal et décernant des diplômes européens, la mise en place de la « Carte européenne d’étudiant » ou la reconnaissance mutuelle automatique des diplômes et des périodes d’apprentissage d’un État membre à l’autre.
En 2017, le président de la République française prononçait ici même à la Sorbonne un discours sur l’Europe, qui a facilité l’éclosion de projets pilotes de la Commission, sur différents modèles d’universités européennes. La suite de cet après-midi permettra d’en débattre et de faire le point. L’enjeu est de taille quand on sait que l'Europe compte près de 5 000 établissements d'enseignement supérieur, 17,5 millions d'étudiants et 1,35 million d'enseignants dans le supérieur, ainsi que 1,17 million de chercheurs.
Mais je voudrais apporter quelques réflexions personnelles, pour l’avenir des universités, à la lumière des rappels historiques – et pourtant tellement actuels – que je me suis permis d’exprimer devant vous.
La première idée est que l’Europe universitaire et culturelle s’est bâtie sur les humanités, et que ce n’est pas en les sacrifiant que nous pourrons poursuivre la construction européenne. Certes, on me dira qu’il n’est pas donné à tout le monde d’apprendre le grec, le latin, d’étudier les lettres de façon approfondie, etc.
Mais quoi qu’on en pense, il faut préserver, à travers l’Europe, les humanités classiques, parce que depuis toujours elles ont été considérées, avec la plus grande raison, comme le socle culturel du continent, ce qui est commun aux différentes nations, aux différentes cultures, qui permet des échanges d’étudiants sur les mêmes sujets d’études. Et aussi ce qui fonde une certaine idée du droit, comme je l’ai dit tout à l’heure en citant François Mitterrand.
Pour moi, l’esprit de la République des lettres est indissociable du grand combat pour la défense et l’illustration de la féconde postérité des Anciens. Car j’y vois la source même de l’esprit européen.
La deuxième remarque est, plus largement, qu’il faut intensifier la mobilité et les échanges, notamment dans le cadre du programme Erasmus +, qui marque tellement la vie et la pensée de ses jeunes bénéficiaires, puisqu’il fusionne des politiques auparavant mises en œuvre de manière séparée dans les domaines de l’enseignement supérieur (Erasmus, Erasmus Mundus, Tempus, Jean Monnet), de l’enseignement scolaire (Comenius), de l’enseignement et la formation professionnels (Leonardo da Vinci), de la formation des adultes (Grundtvig) et de la jeunesse (Jeunesse en action). Cette unification forme un socle solide sur lequel tout peut être bâti.
J’en parlais récemment avec un universitaire, vice-président de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes chargé des relations internationales, qui résumait la situation internationale de son école en trois chiffres : les étudiants étrangers sont un quart des masters, la moitié des doctorants, les deux-tiers des postdoctorants. Ce qui est bien, et prouve la force d’attraction d’une université de recherche de haut niveau. En revanche, on peine à envoyer plus d’étudiants français à l’étranger. Mais les relations avec les universités étrangères sont majoritairement en Europe : pour cette école, l’Europe universitaire est déjà une réalité.
Troisième remarque : le renforcement de l’apprentissage des langues, de sorte que les jeunes soient toujours plus nombreux à parler non pas une mais deux langues européennes en plus de leur langue maternelle. Deux, car s’il n’y en a qu’une seule, ce sera l’anglais, et je ne peux me résoudre à une Europe universitaire entièrement tombée dans le monopole anglophone. Ce serait le contraire même de l’esprit européen, qui n’est pas l’hégémonie (pas plus linguistique que politique), mais la pluralité et la complémentarité autour de valeurs communes de civilisation.
Quatrième remarque : au niveau de l’Union européenne, il faut renforcer les partenariats stratégiques entre les établissements d’enseignement supérieur volontaires, et faire émerger ces réseaux d’universités qui sont une pièce essentielle de l’avenir de l’esprit universitaire européen.
Ce sera l’objet des discussions qui vont suivre, c’est pourquoi je conclus.
Chacun connaît ici Georges Gusdorf (1912-2000), philosophe et épistémologue français qui, entre beaucoup de qualités, eut celle d’avoir fait ses études au lycée Montaigne à Bordeaux, étant aquitain de naissance. Gusdorf a écrit des pages magnifiques sur l’université. En commençant par l’université médiévale, qu’il admirait et dont il soulignait le caractère non-national et même non-territorial, avec leur précieux statut d’autonomie par rapport aux pouvoirs publics. Pour lui, ces universités étaient l’expression du cosmopolitisme européen.
L’émergence des puissances politiques à l’époque moderne, puis des États nationaux à l’époque contemporaine ont affaibli ce modèle. Mais le philosophe n’avait de cesse, dans l’après-guerre, de rappeler cette référence du passé comme source d’inspiration pour l’avenir.
Je cite un texte de 1964, dans L’université en question :
« Sans le réseau des places fortes de l’intelligence, sans la chaîne de ces Montagnes Magiques où s’assemblent les fervents de la connaissance, jamais ne se serait constituée cette Europe des esprits qui demeure, malgré tous les démentis, l’une des meilleures espérances d’aujourd’hui. »
Et plus loin, il écrit encore :
« L’Université est une utopie, un rêve qui n’est sans doute jamais parvenu à s’incarner complètement sur la face de la terre. Mais l’insistance de l’utopie, dans son inaccomplissement même, engendre parfois plus d’authentique richesse que les programmes les plus réalistes, bientôt oubliés après leur réalisation. »
C’est dans cet esprit que je voudrais exprimer pour terminer quelques convictions.
Pour l’enseignant, l’université est le lieu d’une recherche libre, et d’un enseignement qui repose sur la recherche en train de se faire.
Pour l’étudiant, l’université est le lieu de la préparation à la pleine autonomie intellectuelle. Et son professeur, du fait même qu’il est aussi chercheur, est le plus à même de le guider sur cette voie.
Le devoir de l’Europe est de créer les conditions pour que cette expérience soit celle du plus grand nombre de jeunes européens. Or, jamais dans l’histoire autant de jeunes n’ont eu la possibilité d’étudier à l’université, et jamais ils n’ont eu autant d’opportunités de franchir les frontières au cours de leur jeunesse.
Cette expérience universitaire est l’un des remèdes aux maux qui menacent l’Europe aujourd’hui : la tentation de s’enfermer dans le repli identitaire, et la tentation de restreindre les libertés publiques. Rien de plus opposé à ces deux tentations que l’esprit universitaire ! L’esprit universitaire et l’esprit européen ne font qu’un ; ils se nourrissent l’un l’autre ; ils ne peuvent exister l’un sans l’autre.
C’est dans ces conditions que l’Europe de 2050 sera, non seulement, une « République des Lettres, des Sciences et des Arts » adaptée à notre siècle et ouverte sur le monde, mais qu’elle pourra aussi compter, pour reprendre les mots si justes de Georges Gusdorf, sur « le réseau des places fortes de l’intelligence ».
Le président Emmanuel Macron a suggéré que l’Europe se dote d’« universités européennes », qui seront un réseau d’universités de plusieurs pays d’Europe. Cette vision est porteuse d’espoir et il faut l’encourager. Mais elle a aussi le mérite de retrouver l’idéal humaniste premier des universités médiévales, d’emblée connectées entre elles, sans frontière ni tutelles, attachées à l’universalité du savoir humain. Ancrée dans des racines si profondes, tout en étant adaptée à la modernité des échanges, l’université européenne est bien notre horizon d’attente, notre devoir partagé.
Je vous remercie de votre attention.
Xavier DARCOS, Chancelier de l’Institut de France
Mise à jour : octobre 2022